L’autre crise des opiacés

Il y a deux crises des opiacés. La première est une épidémie d’abus et de mésusage présente dans de nombreux pays, mais en augmentation alarmante aux Etats-Unis. La deuxième est plus ancienne et touche chaque année davantage de gens dans le monde: trop peu d’opiacés

Comprimés de morphine

Dur à obtenir. Image de comprimés de morphine via www.shutterstock.com

Par Luke Messac, Université de Pennsylvanie – Aux Etats-Unis et en Europe, les hôpitaux prescrivent régulièrement des opiacés pour soulager les douleurs chroniques liées au cancer, dans le cadre des soins palliatifs en fin de vie et pour certaines formes de douleur aiguë, telles que les fractures, les crises de drépanocytose et les brûlures. En revanche, dans une grande partie de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine la plupart des patients souffrant des mêmes affections reçoivent souvent pour tout analgésique des médicaments qui ne sont pas plus puissants que l’acétaminophène.

Dans cette crise de nombreux facteurs entrent en ligne de compte, mais j’aurais tendance à dire que l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), une agence indépendante de surveillance créée par l’ONU, est l’une des causes fondamentales du problème des douleurs laissées sans traitement dans les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.

Manipulation de médicaments

Une ouvrière manipule des médicaments à l’entrepôt de la Pharmacie de la Santé Publique à Abidjan en Côte d’Ivoire. Les analgésiques opiacés peuvent être difficiles à obtenir dans de nombreuses régions d’Afrique. Thierry Gouegnon/Reuters

Quelle est l’ampleur du fossé en matière de gestion de la douleur ?

 

En 2009, les États-Unis, le Canada et l’Europe représentaient 18 pour cent de la population mondiale, mais 90 pour cent de la consommation de morphine.

En termes d’accès aux médicaments opiacés, le fossé n’a fait que s’accentuer depuis longtemps. En 2013, la consommation de morphine aux États-Unis était 32 fois plus importante qu’en 1964 (passant de 2,3 mg  à 79,9 mg par personne). Au cours de la même période, la consommation de morphine en Tanzanie n’a fait que doubler, pour atteindre 0,15 mg par personne. Pour l’Inde, le chiffre n’était que de 0,11 mg par personne pour l’année 2013.

La consommation d’opiacés per capita en Asie, en Amérique centrale, dans les Caraïbes et en Afrique est largement inférieure  à la norme mondiale minimale établie justement par l’OICS. Dans les pays et les régions où la consommation est inférieure à cette norme (fixée à 200 doses journalières par million d’habitants et par jour), on peut être certain que nombre de patients ayant besoin d’opiacés pour des raisons médicales légitimes n’y ont pas accès.

L’OICS soutient que les pays pauvres n’ont pas assez d’opiacés parce qu’ils n’en ont pas les moyens.  S’il existe en effet une corrélation entre le revenu national et la consommation nationale d’opiacés, le coût n’est pourtant pas le problème principal.

Les opiacés génériques sont bon marché. Le coût de production d’un comprimé générique de 10 mg de sulfate de morphine à libération immédiate est de 0,01 USD environ.

J’estime que le problème principal est lié à une politique qui veut qu’un usage accru d’opiacés conduit inévitablement à l’abus et au trafic – une ne crainte appelée « opiophobie » par le docteur Eric Krakauer, spécialiste des soins palliatifs et éthicien.

L’activité de l’OICS a énormément contribué à accroître cette crainte des opiacés et à promouvoir des réglementations restrictives qui perpétuent des souffrances inutiles pour des millions de patients.

Flacon de morphine

La morphine a des utilisations médicales légitimes. Vaprotan, via Wikimedia Commons, CC BY-SA

La crainte des abus entraîne des politiques « opiophobes »

 

L’Organe international de contrôle des stupéfiants a deux objectifs : prévenir l’addiction et faire en sorte que des opiacés soient disponibles pour des usages médicaux légitimes. Mais depuis sa création en 1968, l’organisme s’est employé presque exclusivement à lutter contre l’abus des drogues et a délaissé l’accès au soulagement de la douleur.

Entre autres moyens de prévention des addictions, l’OICS a lui-même rédigé des « lois modèles » qu’il encourageait ensuite les pays à promulguer. L’une de ces  lois, rédigée en 1969, fixait des contrôles applicables à la prescription et à la distribution des opiacés. Si de tels contrôles étaient tout à fait gérables pour les pays riches, ils représentaient une charge excessive pour les pays pauvres, en particulier pour ceux qui ne comptaient que peu de médecins.

La loi modèle prévoyait par exemple que seuls les médecins étaient habilités à fournir des opiacés. Une telle disposition n’avait aucune conséquence sur l’accès aux opiacés aux Etats-Unis ou dans les autres pays riches où les médecins sont nombreux. Les pays pauvres en revanche, où les médecins sont rares, comptaient avant tout sur les infirmiers·ères et autres praticiens pour la prescription de médicaments. Hélas, la loi modèle n’en tenait aucun compte.

Qui plus est, la loi modèle stipulait que les médecins prescrivant des opiacés de manière inappropriée ou manquant à l’obligation de tenir des fichiers complets devaient être condamnés aux « mêmes peines de prison et autres amendes que celles prévues par le Code pénal en cas de vol avec effraction ».

Les lois de l’OICS étaient encouragées par le Fonds des Nations Unies pour la lutte contre l’abus des drogues, fondé en 1970. Le Fonds organisait des sessions de formation à l’intention des responsables des services nationaux de contrôle des stupéfiants et de l’application des lois pour souligner les dangers de l’abus. D’après mes recherches cependant, j’ai pu constater que ces sessions ne mentionnaient que rarement l’importance de l’accès au traitement de la douleur.

Les lois modèles et les formations ainsi dispensées ont contribué à amener certains pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique à promulguer de nouvelles lois plus restrictives dans les années 1970 et 1980.

En Inde par exemple, une loi de 1985 exigeait des hôpitaux qu’ils obtiennent, avant chaque livraison de morphine, un nombre d’autorisations tel que beaucoup en ont cessé toute utilisation. Entre 1985 et 1997, la consommation de morphine médicinale a chuté de 97 % dans ce pays.

Au Panama, les infirmier·ères  se sont vues interdites de prescription. Au Paraguay et en Guinée-Bissau, de longues peines de prison ont été imposées aux médecins ne pouvant fournir de documentation pour chaque comprimé prescrit au cours de longues années de pratique. Par crainte de telles sanctions, les médecins se sont mis à éviter toute prescription d’opiacés, et ce même s’il aurait fallu le faire, médicalement parlant.

Des patients reçoivent une chimiothérapie

Des patients atteints de cancer reçoivent une chimiothérapie à l’hôpital universitaire de Korle Bu à Accra au Ghana. En Afrique, les patients en phase terminale ont peu accès aux analgésiques opiacés. Olivier Asselin/Reuters

Sous la pression de l’OICS les pays sous-estiment les besoins en opiacés

 

L’OICS a également essayé d’empêcher que les opiacés prescrits dans le traitement des douleurs ne soient détournés vers les marchés illégaux en exigeant de tous les pays qu’ils fournissent une estimation annuelle des besoins anticipés en opiacés pour la médecine ou pour la recherche. L’OICS se chargeait de valider ces estimations annuelles tout en s’assurant que les pays n’importent pas plus que les quantités approuvées.

Entre les années 60 et 80, les rapports de l’OICS distribuaient les mauvais points auprès de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, accusés d’avoir produit des estimations jugées trop élevées.

Un pays qui importait plus d’opiacés que la quantité approuvée par l’OICS risquait de voir sa réputation sur la scène internationale fortement entachée. L’OICS pouvait même préconiser l’instauration d’un embargo commercial au détriment des pays important ou produisant plus d’opiacés que jugé nécessaire. Par voie de conséquence, les pays avaient tendance à minorer leurs besoins en opiacés médicinaux.

L’OICS ne jugeait pas ces estimations sur la base des besoins médicaux réels mais soutenait que les estimations ne pouvaient se fonder que sur le nombre de praticiens présents dans un pays donné. Des données trompeuses, notamment pour les régions du monde où les médecins sont une denrée rare et où les infirmier·ères et les autres professionnels de santé sont amenés à combler le vide en prescrivant des médicaments.

L’OICS s’inquiétait qu’un trop grand nombre de prescriptions d’opiacés ne conduise à l’abus. Il s’agit en effet de l’une des causes majeure de la crise actuelle de l’addiction qui sévit aux États-Unis. Mais dans les pays où sont influence était la plus forte, le principal problème était trop peu (plutôt que trop) d’opiacés prescrits.

En 1989, un rapport de l’OICS et de l’Organisation mondiale de la santé a révélé que les estimations nationales des besoins anticipés en opiacés n’étaient fondées le plus souvent  que sur les importations des années précédentes. Par ailleurs, ce même rapport évaluait à 3,5 millions le nombre de malades du cancer dans le monde victimes de « souffrances inutiles »

L’OICS commence à changer, lentement

 

Pendant de nombreuses années, la seule chose que la plupart des pays entendait de la part de l’OICS était que leurs estimations étaient trop élevées. En 1999 cependant, l’OICS a annoncé qu’il se mettrait en contact avec les gouvernements ayant soumis des « estimations particulièrement faibles » afin de les encourager à augmenter leurs importations.

En 2010, l’OICS a accepté que les pays comptant peu de médecins puissent autoriser les infirmières à prescrire de la morphine, une tendance inversée par rapport aux recommandations politiques antérieures.

Ces modestes progrès ont malgré tout été insuffisants pour surmonter la peur des opiacés propagée par des décennies de lois modèles et de séances de formation. Les recommandations de l’OICS continuent de mettre quasi exclusivement l’accent sur les abus.

En 2012 par exemple, un rapport de l’OICS stipulait que les demandes d’importation d’opiacés nécessaires pour satisfaire les besoins d’un pays, pourraient être refusées si de telles importations étaient susceptibles d’accroître « les possibilités de détournement ou d’abus ».

Les rencontres internationales et plus particulièrement la session spéciale des Nations unies sur le problème mondial de la drogue en avril 2016 devraient accorder plus d’attention qu’avant à la question des douleurs non traitées.

Des études plus récentes de l’Organisation mondiale de la santé indiquent que chaque année 5,5 millions de patients atteints de cancer en phase terminale et 1 million de patients atteints du sida en phase terminale, à travers le monde, n’ont aucun ou peu d’accès au traitement des douleurs modérées à sévères. L’OMS estime que chaque année des dizaines de millions de personnes se voient refuser l’accès aux traitements médicaux nécessaires pour lutter contre la douleur.

La douleur est universelle en être soulagé est encore affaire de géographie.

Luke Messac, M.D./Ph.D. étudiant en Histoire, Université of Pennsylvanie

Article originellement publié sur The Conversation. Lire la version originale en anglais